En Côte d'Ivoire, le sulfureux coupé-décalé du ministre et de l'ambianceur

  • publiè le : 2017-07-01 18:47:00
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En Côte d'Ivoire, le sulfureux coupé-décalé du ministre et de l'ambianceur
Entre Hamed Bakayoko et DJ Arafat, star de la nuit, la fascination est réciproque.
La foule n'est plus qu'un grand cri suspendu. DJ Arafat gravit les marches qui le conduisent à la scène, sur des trompettes synthétiques de triomphe romain. Casquette blanche, chemise imprimée au visage du président Ouattara, le ministre d'Etat Hamed Bakayoko l'attend, les bras ouverts. Le parrain et son lieutenant. « C'est mon fils ! C'est mon fils ! » hurle le politicien.

Joignant le geste à la parole, ce géant embarque le musicien sur son dos comme un enfant et tournoie dans l'air chaud. Dans cette scène primordiale d'adoubement patriarcal face à un public sidéré, dans cette vidéo de médiocre qualité qu'on trouve sur internet, quelque chose se joue pour le duo le plus baroque, le plus magnétique et le plus puissant de Côte d'Ivoire. Cette nuit encore, le ministre et son DJ font danser un pays entier.

« L'âme de la nuit abidjanaise »

Dans le quartier du Plateau, à Abidjan, le ministère de l'intérieur est une grande maison sans rythme. Les antichambres y sont nombreuses. Dans le bureau de la secrétaire, outre les fleurs pour son anniversaire, il y a un grand portrait dessiné du ministre d'Etat.



Il n'est pas difficile de trouver des images d'Hamed Bakayoko, notamment sur sa page Facebook, où il pose en tenue de judoka, en short de footballeur, avec l'ancien président français Nicolas Sarkozy ou l'ex-premier ministre Manuel Valls, entouré de l'élite encagoulée de la police ivoirienne, mais aussi avec tout ce que la République compte de musiciens, de fêtards, de propriétaires de clubs et de figures du divertissement. Avant de devenir ministre de l'intérieur et de la sécurité en 2011, il a notamment dirigé Radio Nostalgie pour l'Afrique. « Il était l'âme de la nuit abidjanaise », dit de lui un vétéran des pistes de danse.

En attendant que la porte matelassée s'ouvre, on discute avec son rendez-vous suivant. Des ambassadeurs du zouglou, l'un des deux styles musicaux les plus populaires en Côte d'Ivoire : le chanteur Soum Bill et le patron de l'immense maquis L'Internat, Aimé Zébié. Ils viennent demander au ministre « un coup de main » pour un concert qu'ils organisent au Palais de la culture.

Il y a quelques mois, le ministre avait débarqué sans s'annoncer à L'Internat. « C'était étonnant, raconte un spectateur. Le quartier où se situe L'Internat, Yopougon, c'est le fief historique des partisans de l'ancien président Laurent Gbagbo. Et pourtant, Bakayoko est arrivé triomphalement. Il s'est assis face à la cuve de champagne et il a écouté les refrains du chanteur Yabongo Lova. Il a compris que la musique, c'était son visa. »

« Je veux être au diapason des gens »

Hamed Bakayoko, ministre ivoirien de l'intérieur, dans son bureau à Abidjan, le 26 avril 2017.
Dans tous les clubs de la capitale, on distille volontiers les anecdotes du ministre qui s'élance sur la piste de danse, harangue la salle, exécute trois pas déhanchés sur du coupé-décalé. Mais ce dont on parle aussi, désormais c'est de son club privé à domicile, son maquis intérieur, l'espace où, à l'abri des regards, il prolonge la nuit.

« Le ministre d'Etat va vous recevoir. »

On passe la porte vitrée, le policier s'écarte. La salle de réunion est gelée, le bureau ressemble à une suite de l'Hôtel Ivoire, avec sa moquette profonde. Le ministre est très grand, son gilet est fermé et les boutons de manchette scintillent. Son conseiller en communication dépose sur le bureau des informations au sujet du journaliste, qu'il a glanées en ligne.

Hamed Bakayoko ne trouve pas étrange, dans ce pays qui bouge beaucoup et où les casernes semblent à tout moment sur le point de fuiter, que l'on veuille parler musique :

« Ce n'est pas marginal dans ma vie. J'ai besoin des concerts. L'expression directe, sans protocole. Déjà que la politique m'a arraché du monde des médias... Je ne veux pas qu'elle m'enlève une autre partie de moi-même. Les musiciens traduisent les émotions profondes des populations. Je veux être un ministre au diapason des gens. »

Pour A'salfo, le leader du groupe Magic System, qui célébrait cette année la dixième édition du Festival des musiques urbaines d'Anoumabo (Femua) qu'il a créé à Abidjan, « Hamed Bakayoko est mélomane avant d'être ministre ». Pendant le concert de Black M cette année, le numéro deux du gouvernement est arrivé filmé par les caméras de la télévision ivoirienne, acclamé par la jeunesse comme s'il était lui-même une des stars de la soirée.

A'salfo : « Il appartient à une nouvelle génération de politiciens qu'on a connue sur les campus universitaires. Le président de l'Assemblée, Guillaume Soro, est un fanatique de zouglou. Hamed Bakayoko adore le coupé-décalé et la musique congolaise. Ce n'est plus l'ancienne génération de gouvernants. Aujourd'hui, ils ont compris le rôle que joue la musique dans notre société. Bakayoko veut absolument s'entourer des jeunes artistes en vogue. »

En quête permanente de buzz

Ainsi de DJ Arafat, probablement le musicien qui fait le plus parler de lui dans le pays. « J'adore Arafat, s'exclame le ministre. Je l'ai vu commencer, il a progressé. Dans un pays très jeune comme le nôtre, si on n'entend pas ce que les jeunes aiment, on peut être en déphasage total. Je passe du temps avec lui pour comprendre sa façon de penser. »

Sur la route de la résidence de DJ Arafat, au coeur d'une communauté fermée que tout le monde appelle « la Cité Arafat », le chauffeur de taxi %u2013 qui abandonne le volant pour danser toutes les fins de semaine %u2013 décrit les guerres puniques entre la star et ses rivaux, la quête permanente du buzz et comment ce petit DJ des quartiers ouest est devenu le maître du coupé-décalé. « Il fait beaucoup de problèmes, mais c'est le meilleur », résume-t-il.

Lire aussi : A Abidjan, Sony et Universal rivalisent pour produire les stars de la musique africaine

Devant la maison de la star sommeille une Chevrolet CR8 noire de 600 chevaux. Dans le garage, on astique la Porsche Panamera blanche de 2014, toutes options, dont la plaque est gravée du surnom préféré d'Arafat : César. « Si on regarde l'histoire de César, il a tout conquis. Moi aussi, affirme le chanteur. J'ai déstabilisé tous mes adversaires pour montrer que je suis numéro un dans la musique. »

DJ Arafat ne reçoit pas sans Facebook Live, son manager est chargé de diffuser en direct tous les entretiens qu'il accorde.

%u2013 Combien de likes ?

%u2013 Presque 6 000, 1 400 commentaires, 320 partages.

%u2013 C'est pas mal, on peut faire mieux.
Le musicien DJ Arafat dans le studio de sa résidence, surnommée « la Cité Arafat ».

« C'était la musique de l'oubli »

DJ Arafat est un spectacle permanent. Il a de qui tenir : sa mère, Tina Glamour, est une excentrique starlette qui l'attaque souvent par médias interposés. Encore adolescent au début des années 2000, il côtoie les maquis où le coupé-décalé s'invente : « J'ai toujours tourné les disques. Ce sont des Libanais qui m'ont appelé Arafat parce qu'ils trouvaient que je ressemblais au politicien palestinien. J'ai bien aimé. » En Côte d'Ivoire, il existe aussi un musicien qui s'appelle Abou Nidal, en référence au nom de guerre d'un terroriste palestinien.

Le photographe Jean-Marie Atteby, 53 ans, a connu tous les fondateurs du coupé-décalé, les Parisiens qui débarquaient à l'aéroport d'Abidjan pour distribuer des billets à leurs fans dans les clubs du quartier Zone 4. C'était en pleine crise politique, pendant la décennie d'affrontements qui a abouti à l'incarcération de Laurent Gbagbo et à la présidence d'Alassane Ouattara.

Jean-Marie Atteby : « C'étaient les meilleures années de la nuit à Abidjan. Avec le couvre-feu, soit les boîtes ouvraient très tôt, soit elles ne fermaient tout simplement pas. Le coupé-décalé nous a distraits de la peur, c'était la musique de l'oubli. La musique de la joie envers et contre tout. »

DJ Arafat, né Ange Didier Houon en 1986, a surgi de cette ferveur, de ces nuits interminables, de ces chants qui disent les filles, l'argent, les parfums et la litanie des marques prestigieuses. Depuis qu'il est un héros moderne du coupé-décalé, il se doit d'arriver si tard dans les soirées qu'il fait en général une petite sieste avant de démarrer.

Paparazzis et champagne

Club Le Haut Niveau, sur le boulevard des Martyrs, aux alentours de 4 heures du matin. Les paparazzis de la presse et des blogs people font le pied de grue devant le tapis rouge et les fausses colonnades impériales. Une dame prépare des sandwichs très pimentés sur un barbecue artisanal. Un acteur en livrée distrait son petit monde : « On est des gens casseroles, on fait du bruit dans les assiettes, on accompagne la nuit. Les Ivoiriens sont des grouilleux. On grouille pour avoir notre mangement. »

Toute cette faune attend la vedette de télé et de cinéma Emma Lohoues, qui s'avance enfin, accompagnée du chanteur Le Molare, l'un des créateurs du coupé-décalé. Sur les tables du club, tous les calibres de bouteilles de champagne. Le patron du Haut Niveau : « Il faut consommer pour avoir une table. Ce n'est pas trop cher : 40 000 francs CFA [610 euros] pour la Laurent-Perrier, 50 000 pour la Moët ou pour la Belaire, 150 000 pour un magnum. »


Malgré les rythmes épais de rap West Coast, d'électro nigériane ou d'orchestres ivoiriens qui rougissent les tympans, l'ambiance est frigorifique. La nouvelle aristocratie de la nuit ivoirienne attend, en sirotant des liqueurs ou en laissant éclater des bulles, de pouvoir observer à distance DJ Arafat, qui se fait attendre. Quand il arrive enfin et qu'il s'assied à côté d'Emma Lohoues, les flashs ne s'interrompent plus, les selfies s'accumulent. Chacun fait mine de s'éclater. Ce qui compte, ce sont les photos, les vidéos qu'on verra surgir le lendemain et qui témoigneront pour leurs fans des très riches heures des célébrités abidjanaises.

Le dimanche, DJ Arafat organise aussi ses propres nuits chicha au Mix Night Club de Marcory. Et là aussi, il faut attendre le lever du soleil pour que les encéphalogrammes tressautent et que l'ennui généralisé des plus luxueuses nuits du coupé-décalé soit un court instant démenti.
A Abidjan en avril 2017.
Subjugué par Tiken Jah Fakoly

Loin des regards, on sait aussi s'amuser. DJ Arafat a plusieurs fois animé des soirées officieuses dans le cabaret privatif du ministre de l'intérieur, notamment pour les Eléphants, l'équipe nationale de football.

DJ Arafat : « J'imagine que le président a dû lui dire : "Tu arrêtes tes trucs maintenant, tu te fais une boîte chez toi mais je ne veux plus te voir sortir." Alors le ministre, il fait son taf et après il rentre chez lui, on le rejoint et on se saoule sur la musique. Sa boîte de nuit est normale, c'est l'alcool qui parle. Les soirées y sont impeccables, c'est notre chez nous. »

Hamed Bakayoko n'a pas souhaité montrer son club au Monde Afrique, mais il en confirme l'existence :

« Je voulais avoir un espace de musique et j'anticipais que mes charges officielles m'empêcheraient de profiter de la culture comme j'en ai besoin. C'est une sorte de petit pub. Comme la situation dans le pays n'est pas très facile, cela pourrait paraître choquant de voir un ministre écouter de la musique dans un pub. J'ai donc voulu me préserver un tout petit peu à travers cet espace. »

Hamed Bakayoko n'est pas seulement l'homme des rumbas congolaises, du coupé-décalé, d'une musique vouée à la comédie et à la sensualité. Si on lui demande quels sont les artistes qui l'ont le plus marqué, il cite Alpha Blondy et surtout Tiken Jah Fakoly, les deux messies du reggae ivoirien, dont les textes sont profondément politiques. Au récent Femua, le ministre semblait subjugué par la prestation de Tiken Jah en bogolan et longue canne de prophète ; face à une jeunesse qui connaissait la moindre de ses rimes, le musicien chantait la division des Ivoiriens et les compromissions des politiques.

« Ils ont oublié le ghetto »

Dans l'après-midi avant son concert, on rencontre Tiken Jah Fakoly dans un hôtel du Plateau :

« Hamed Bakayoko fait partie des politiciens qui écoutaient ma musique quand ils étaient dans l'opposition, ils jouaient mes chansons à leurs meetings. Malheureusement, le pouvoir rend fou. Les chansons qu'ils ont écoutées parlaient de justice, d'égalité, de lutte contre la corruption. Ils se sont éloignés des populations qui leur ont permis d'accéder au pouvoir.
Ils ont oublié le ghetto.

Très proche de la première dame, qu'il a connue quand il était journaliste, possible présidentiable en 2020, Hamed Bakayoko, qu'on surnomme « Hambak », jure qu'il n'a aucune ambition politique. Mais il souhaite tout de même polir son image de fêtard invétéré et d'homme d'argent. Après l'attentat de Grand-Bassam, en mars 2016, il se précipite sur le terrain et renforce encore l'impression qu'il est une sorte de « petit Pasqua » au ministère de l'intérieur. Mais même quand il veut améliorer sa diction et peaufiner ses discours, il appelle pour l'aider un musicien et acteur, le légendaire poète Bomou :

« Le ministre m'a dit : "Tu dois m'apprendre à parler, mon modèle c'est Obama." Bakayoko a très peu de temps, alors je lui ai donné des cours par SMS. Pour un bon discours, il faut aller à l'orée de la jouissance. Il faut apprendre à respirer. Tu dois donner de l'émotion progressivement, comme on fait l'amour à une femme. Lui, parfois, il va trop vite. »

On dit de Bakayoko qu'il est le protégé du président. Lui-même se voit comme le protecteur des artistes, et de DJ Arafat en particulier. « Arafat, c'est son petit, explique le photographe Jean-Marie Atteby. Dans le temps, Arafat frappait ses managers. Les policiers arrivaient et il était libéré le lendemain. Le ministre le protège toujours. »
DJ Arafat devant sa Porsche Panamera blanche, astiquée pour l'occasion par son équipe, à Abidjan, le 18 avril 2017.
« C'est mon parrain, mon deuxième papa »

« Je me tuerais pour lui », affirme, comme en écho, DJ Arafat dans son petit studio à domicile où il nous fait écouter des extraits de son prochain album produit par Maître Gims. « C'est mon parrain. Il m'a emmené voir l'ancien président Henri Konan Bédié. Bakayoko est mon deuxième papa et il sait s'amuser, comme moi. »


Dans une annexe surchauffée de sa résidence, Arafat a imposé à quatre garçons de son entourage de rester sur les genoux, bras derrière la tête, comme des prisonniers ou des otages : « Ils m'ont désobéi », explique-t-il dans un éclat de rire. Il décide ensuite de nous emmener dans sa Panamera, à travers les autoroutes à péage et les ponts d'Abidjan, jusqu'à un petit restaurant de Marcory, le Jay's, où il déguste des filets de boeuf à 20 000 francs CFA : « Tu vois ce flingue ? Je l'emmène toujours avec moi, cela me permet de me déplacer sans garde du corps. »

Etrange sensation, face à cette vedette hypercharismatique de la musique ivoirienne, que de se trouver face à un enfant dont chaque caprice est considéré comme un miracle de créativité. On se demande si ce n'est pas cette liberté que le ministre lui envie : « Je ne serai jamais aussi excessif qu'Arafat. Il est trop fort pour moi, répond le politicien. C'est un artiste. Je suis juste un mélomane. » Il y a chez Hamed Bakayoko le sentiment profond que seuls les musiciens savent s'ajuster au pouls des peuples et que leur contribution est la seule qui dure : « La politique est importante, mais ce qui marque le subconscient des masses dans les siècles, c'est la culture. »

Hypnotisé par son protégé

C'est un duo paradoxal, « une bromance à l'ivoirienne », dit une journaliste qui voit cette relation comme l'adaptation africaine d'un film de potes hollywoodien (« bromance » est un mot-valise formé de « brother » et de « romance »). Entre Hamed Bakayoko et DJ Arafat, entre le prodige complexe de la politique ivoirienne et l'archange chaotique du coupé-décalé, il y a un portrait du pays à l'instant T. Le désir irrépressible d'une renaissance nationale, l'argent qui tombe sur une fraction de la population, les fêtes mythiques d'Abidjan et l'aspiration à une stabilité démocratique.

Bakayoko a tellement peur de se couper de la majorité des Ivoiriens, comme certains des politiciens qui l'ont précédé, qu'il accepte tout de son protégé. Comme s'il était hypnotisé. « Vous savez, ce sont nos vies antérieures qui décident. Je suis né homme de la nuit. Même dans ma façon de faire de la politique, il y a quelque chose d'artistique. Mes charges ne doivent pas m'obliger à me travestir. »


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