Raoul, le parrain repenti du trafic d'électricité à Abidjan raconte

  • publiè le : 2016-11-23 20:26:08
  • tags : raoul -  - parrain - repenti - trafic - d'électricité - abidjan
Raoul, le parrain repenti du trafic d'électricité à Abidjan raconte

(Photo d'archives pour illustrer l'article)

Traversée d'une Afrique bientôt électrique (16).L'ex-chef des revendeurs se bat aujourd'hui contre la corruption et pour faireraccorder légalement les habitants.
L'électricité est une pierre précieuse. Pluselle est rare, plus elle est convoitée. A la différence qu'on ne fouille pas laterre mais le ciel pour la trouver.Un peu plus bas à vrai dire.A cinq mètres du sol, pendue à un poteau de bois. De là, ceux que l'on appelleles « revendeurs » tirent des câbles pour raccorderillégalement de nombreux foyers, trop pauvres pour payerune connexion au réseau d'électricité. Ce sont dans des bidonvilles comme celuidu Campement à l'est de Koumassi, quartier d'Abidjan en Côte d'Ivoire, qu'alieu ce trafic. Là où l'exode rural a conduit une population de plus en plusnombreuse à s'entasser dans les plis des villes.
Le rapide développement deshabitations n'a pas permis à la Compagnie ivoirienne d'électricité (CIE)d'absorber toute la demande en énergie. Attendredes mois voire des années avant d'avoir la lumière quand les beaux quartiersbrillent toute la nuit de l'autre côté du rivage. La fraude naît de lafrustration. En Côte d'Ivoire, on estime que 10 % à 30 % del'électricité sont fraudés. Ce qu'on appelle pudiquement « les pertescommerciales » sont devenues le fait de réseaux organisés quidétournent puis redistribuent illégalement l'énergie.
Le parrain de la mafia de l'électricité
Dans la cité Houphouët-Boigny, que l'onsurnomme le Campement, Raoul Loukou Kouassi était leur chef, leur syndic.
« J'étais le parrain de la mafia desrevendeurs d'électricité. Ici tout le mondeme connaît comme celui qui les défendait, mais je le faisais pour le peuple.Environ 322 000 habitants vivent dans ce quartier. La majorité a recours àces branchements illégaux. La raison principale est le coût de l'électrité tropélevé. Ici les riverains sont issus des familles les plus pauvres. Beaucoupn'ont pas de travail stable et nepeuvent pas débourser200 000 francs CFA (305 euros) pour l'installation d'uncompteur. Ils font donc appel aux revendeurs. »
« Je trouvais normal que la population aitrecours au courant Bana-Bana [réseau parallèle]. J'ai pris latête de la lutte contre la CIE. En 2007, nous avons empêché pendant huitmois à leurs agents d'entrer dans le quartier. Il y a eu des bagarres. Ilsvenaient avec la police,cassaient les portes, bastonnaient les boutiquiers et arrachaient les câbles.On répondait par la violence et les manifestations. Le président d'alors[Laurent Gbagbo] nous a soutenus car il souhaitait nationaliserla CIE. Il voulait que la Francerende l'électricité à la Côte d'Ivoire [la CIE appartient au groupefrançais Eranove]. Il a associé notre combat au sien. Les politiciens ontbesoin des caïds. C'est à cette période que j'ai compris que notre lutte étaitvaine, lorsque j'ai découvert que les revendeurs d'électricité étaient de mècheavec certains agents de la CIE. »
« Le système fonctionne ainsi. L'agentfournit deux compteurs au revendeur avec des lignes légales et répertoriées. Dupremier compteur, on tire le câble positif, du second le câble négatif. On lesbranche et le courant passe sans que les compteurs ne tournent. Le revendeurverse chaque mois 50 000 à 100 000 francs CFA à l'agent pourqu'il garde son petit montage secret et qu'il le prévienne des prochainscontrôles. Certains compteurs peuvent êtretruqués pour indiquerun montant incorrect et tromperles relevés.
Il existe aussi le compteur non listé acheté àla ferraille, prêt à être détruit. On le met chez soi et on fait descendreun câble du poteau électrique. Le compteur n'est pas répertorié mais permetd'avoir le courant et de le redistribuer.Il suffit de contacterle service de dépannage de la CIE. Après un pot-de-vin, le technicien effectueun nouveau branchement et laisse traînerle câble avant de repartir.Celui-ci sera récupéré la nuit par le revendeur. »
« Avec ces méthodes, un revendeur peut brancherplus de 500 personnes à un seul compteur. Moyennant 7 000 francs CFApar raccordement, puis entre 3 000 et 5 000 francs CFA par moisselon si vous avez un frigo, unetélévision ou d'autres appareils électriques. C'est beaucoup moins cher que lesfactures à 15 000 francs CFA de la CIE. S'ils se débrouillent bien,les revendeurs peuvent gagnerplus de 800 000 par mois. Certains s'achètent de gros 4x4 ou de bellesmaisons et font construiredes mosquées. Ceux qui réussissent le mieux sont assis dans leur magasin. Despetites mains font les branchements, servent les pots-de-vin et collectent lesfactures. Eux ne se déplacent sur le terrain que pour réglerles gros problèmes. En général, ils ne touchent pas aux autres trafics. Il y asuffisamment d'argent à fairedans l'électricité. »
« Il m'a pris ma fille »
« Le trafic d'électricité existe depuisles années 1960 en Côte d'Ivoire. Dans le quartier du Campement, au début, lesrevendeurs étaient étrangers. Nigériens puis Burkinabés. Aujourd'hui lesIvoiriens ont récupéré l'affaire. Chaque revendeur a un territoire sur lequelaucun autre ne doit empiéter,sinon c'est la bagarre. Pour ne pas révélerla vraie raison, on met ça sur le compte du vol de copine. Le langage s'estadapté. Quand un revendeur dit "il m'a pris ma fille", ça veut dire, "il m'apris ma ligne". S'il parle de la "clé", il s'agit de l'agent de la CIE aveclequel il traite. »
« J'ai défendu l'activité des revendeurscar j'y voyais l'intérêt de la population. Les habitants achetaient uneélectricité moins cher et je me faisais payer par les revendeurs pour défendreleurs intérêts. Je pouvais gagner 700 000 francs CFA par mois.J'étais riche avec une grande maison et une belle voiture. J'organisais desmarches contre la CIE en pensant défendre les gens contre la vie chère. Maisquand j'ai compris que ce trafic pouvait détruirel'économie ivoirienne, alors je me suis retourné contre les revendeurs. C'étaiten 2010. Je suis entré en politique.J'ai tenu des plaidoyers auprès des dirigeants de la CIE pour leur expliquerle problème. La nécessité de luttercontre le fléau de la corruption auquel j'avais participé. Mais ils ne m'ontpas écouté. Maintenant ils perdent des milliards à cause de la fraude. »
« Aujourd'hui, je travaille avec le mairede Koumassi pour lutter contre cette activité illégale. Ces branchementsanarchiques peuvent causerdes incendies. Il y a déjà eu des morts. Parce que je connais bien le quartier,le maire m'a nommé chef des services d'hygiène et d'assainissement de la cité.J'ai abandonné une vie de riche mais instable. Désormais, je suis avec ma famille. Je n'ai plus besoin de cacherma femme et mes enfants au village. Je devais dormirdans des endroits différents tous les soirs, aujourd'hui je suis serein.Personne ne m'attaquera dans la cité. Les revendeurs savent que je ne suis pasun traître, car je n'ai jamais donné leur nom. Je m'attaque à leur activitémais je ne les dénonce pas. »
« Si on veut mettreun terme à ce trafic, il faut faciliterl'accès à l'énergie pour la population. Fairecomprendreque l'électricité est une ressource pour l'Etat, donc un moyen de développementpour tous. Cela permet de construire des écoles et des hôpitaux. Le problèmeest que la corruption est si répandue en Côte d'Ivoire qu'on appelle ça "fairedu social". Les gens ne serendent pas compte que ça tue l'économie du pays. »
source : LE MONDE    |    auteur : Matteo Maillard (Abidjan, envoyé spécial)

A voir egalement

Publicité
Publicité