En Côte d'Ivoire, une petite communauté a choisi de se convertir au judaïsme. Un phénomène inédit.
Sur le chemin de terre, une voiture freine d'un coup. «%u2009C'est ici la synagogue%u2009?%u2009» Un chauffeur Yango (le Uber ivoirien) nous apostrophe. Il raconte qu'il passait par là quand il a vu «%u2009des types avec leur kippa%u2009». «%u2009J'ai demandé à ma cliente si c'étaient des juifs et elle m'a dit "oui", alors je l'ai déposée, puis je suis revenu%u2009!%u2009» Une lueur brille dans ses yeux quand rabbi Daniel l'invite à franchir la grille pour lui présenter le programme. Attiré par ce culte qui fait des émules, il espère participer à la prière mais la visite tourne court. «%u2009Pour entrer ici, il ne suffit pas d'être enthousiaste, souffle le rabbi. Il faut travailler.%u2009»
À l'intérieur, une trentaine de fidèles se tiennent debout, livre ouvert, le doigt glissant de droite à gauche au rythme des psalmodies. Regard concentré, ton monocorde, Firmin Ahoua, dit «%u2009Yehuda Firmin%u2009», lit la parasha du jour -%u202Fune section de la Torah%u202F- en hébreu. Il s'interrompt pour raconter une blague juive qui fait rire l'auditoire puis reprend la prière en se balançant d'avant en arrière. On se croirait à Brooklyn, mais la scène se passe à Abidjan.
L'étude des textes en hébreu. Dans le centre de la kabbale Kol-Yehuda, fondé par Yehuda Firmin (au milieu), converti en 2017. Il porte le talit, châle de prière, et un tephillin, petit boîtier renfermant des passages bibliques. À Abidjan, le 2 janvier. © William Daniels
Ces dernières années, des dizaines de lieux de culte hébraïques ont vu le jour dans la métropole ivoirienne. Les fidèles ne sont pas juifs mais aspirent à le devenir. Leurs maîtres sont des rabbis, un titre honorifique. Sans diplôme, ils ne sont pas (encore) reconnus comme des rabbins. Les prières authentiques sont scandées en hébreu, avec une touche locale%u2009: elles sont souvent accompagnées par des djembés. «%u2009Chez nous, précise Firmin Ahoua, la musique c'est seulement pendant Hanoukka.%u2009»
Le mois dernier, s'est formée l'Union des communautés juives de Côte d'Ivoire
Pionnier de cette mouvance spirituelle inattendue, ce professeur agrégé des universités a enseigné la linguistique avant de se consacrer au judaïsme. Sur les murs de son établissement sont suspendus les portraits en noir et blanc de Philip Berg, le rabbin qui lui a permis d'étudier la kabbale, des textes en principe réservés aux érudits orthodoxes. En ouvrant cette discipline à un large public, Berg a connu un franc succès à Los Angeles. Demi Moore et Britney Spears fréquentaient son centre. Madonna était une grande fan. «%u2009Je l'ai rencontré en%u202F1997 en Israël, puis il m'a fait venir aux États-Unis.%u2009» Alors, Firmin a une idée en tête%u2009: diffuser la culture judaïque en Afrique. Les chrétiens évangélistes, qui chantent les louanges des prophètes Moïse et Abraham, feront de bons fidèles. Certains célèbrent déjà les fêtes juives. Ils feront aussi de bons clients s'ils consomment kasher.

Les pratiquants embrassent la Torah portée par Avraham Tété, un ancien pasteur de l'église évangélique. Même si celle-ci se méfie d'un judaïsme qui lui vole des fidèles, il n'y a pas d'antisémitisme en Côte d'Ivoire. © William Daniels
Un quart de siècle plus tard, Firmin vit encore «%u2009modestement%u2009» mais se réjouit du succès spirituel de son entreprise. «%u2009On assiste à des miracles%u2009! On voit le bouleversement dans le coeur des gens.%u2009» Converti en%u202F2017, il a reçu le soutien essentiel de l'ONG israélienne Kulanu, qui aide les communautés émergentes dans le monde. Son Centre de la kabbale reçoit des hauts fonctionnaires comme des gens simples de toutes confessions et a formé la plupart des rabbis qui exercent ailleurs dans le pays. «%u2009Il y avait trois communautés avant%u202F2020, il y en a une vingtaine aujourd'hui, c'est même devenu une mode%u2009!%u2009»
Le mois dernier, s'est formée l'Union des communautés juives de Côte d'Ivoire. Leur président, Joachim «%u2009Avraham%u2009» Tété, est un ancien pasteur évangéliste. Nanti du titre de «%u2009rawé%u2009», un chef spirituel, il joue les animateurs de réseaux. L'objectif est très politique%u2009: obtenir la reconnaissance des autorités nationales, au même titre que les autres religions. Mais l'unification des communautés n'est pas acquise. Parmi les groupes qui ont accepté de rejoindre le mouvement, deux entendent rester, pour le moment, de simples observateurs.
Célébration de la fin du shabbat. Danse, musique et quête de la joie occupent une place centrale pour les disciples de Breslev, la plus fastueuse des communautés juives ivoiriennes. Abidjan, le 4 janvier. William Daniels / © William Daniels
Le premier est le Consistoire central des Danites, qui rassemble plusieurs chefs coutumiers de la région des Dix-Huit Montagnes, dans l'ouest du pays. Réunis à Abidjan dans la maison de leur président, Paul Metté, un ancien cadre supérieur, ils nous ont expliqué descendre d'une tribu juive, la tribu de Dan. La longue «%u2009pérégrination%u2009» de leurs ancêtres puis les religions imposées par les colons ont causé la disparition d'une bonne partie de leurs rituels, mais ils veulent pour preuve de leur «%u2009identité hébraïque%u2009» le nom d'un de leurs peuples, les Yacouba - les «%u2009fils de Jacob%u2009» -, l'obligation de la circoncision, le shabbat et des pratiques proches du judaïsme. À les écouter, les Danites seraient des cousins éloignés des Falachas, les juifs d'Éthiopie, et mériteraient donc d'être reconnus et de pouvoir faire leur alya, leur retour en Terre sainte. En Israël, la question n'a pas été tranchée.
La foi s'exprime ici «%u2009avec le coeur%u2009!%u2009»
Une autre communauté entend se distinguer. Trentenaires au look soigné, connectés, festifs, les Breslover explosent les compteurs sur les réseaux sociaux. Disciples de la communauté orthodoxe de Bratslav (Breslov en yiddish), qui suit les principes d'un rabbin ukrainien du XVIIIe%u202Fsiècle, ils se sont établis dans une belle et grande villa ceinte de murs surmontés de barbelés. À l'intérieur, les meubles sont flambant neufs. «%u2009Les financements proviennent de notre communauté%u2009», explique Jean Serge Kouassi, alias Moshe Mordekhai, sans doute le seul rabbi d'Abidjan à porter des papillotes.
Selon la tradition, pour clore le shabbat, la prière de la havdalah est récitée debout au crépuscule, à la lueur d'une bougie William Daniels / © William Daniels
L'accueil est chaleureux car, dit-il, la foi s'exprime ici «%u2009avec le coeur%u2009!%u2009». Jalousés, jugés «%u2009folkloriques%u2009» par leurs aînés, les Breslover ont pourtant réussi à convaincre deux rabbins israéliens de passage à Abidjan en%u202F2023. Ces derniers leur ont demandé d'entonner le Lekha Dodi, chant classique de shabbat, et ont été agréablement surpris par leur performance. Ancien pasteur évangéliste, Jean Serge Kouassi, 37%u202Fans, prêchait auparavant sous le nom de «%u2009JSK, l'aigle des nations%u2009» avec le titre d'«%u2009évêque%u2009».
«%u2009C'est grâce à nous que le judaïsme en Côte d'Ivoire est connu%u2009!%u2009»
Converti depuis peu, il le revendique%u2009: «%u2009C'est grâce à nous que le judaïsme en Côte d'Ivoire est connu%u2009!%u2009» Il se félicite de recevoir des rabbins américains. «%u2009En Israël, ils ont écrit des chansons sur nous.%u2009» Le mois prochain, le rabbin orthodoxe israélien Avraham Ifrah fera le voyage pour une séance de conversions. Un déplacement qui implique un lourd investissement financier. «%u2009Cela coûte cher, confie un rabbi, car il faut payer l'avion pour le rabbin et sa suite, et les défrayer.%u2009» La plupart de ceux qui pratiquent aujourd'hui n'y songent même pas, faute de moyens.
Acheï Israël dans une synagogue en construction. Si lui aussi se fait appeler « rabbi », il n'y a aucun rabbin officiel dans le pays. © William Daniels
C'est le cas d'un couple que nous avons rencontré dans la ville d'Anyama, au nord d'Abidjan. Chapeau sur la tête, costume trois-pièces un peu fripé, Denis Kueme est un tailleur à la retraite. «%u2009Un jour, je parcourais une brochure distribuée par les Témoins de Jéhovah qui mentionnait des sites Internet. Je les ai consultés et, en naviguant, j'ai trouvé Torah-Box.%u2009» Cette plateforme qui propose de petites pastilles vidéo est l'outil de référence des Ivoiriens en quête de judaïté.
«%u2009Nos voisins musulmans sont très enthousiastes et pacifiques%u2009»
Après des années d'apprentissage en ligne, Denis Kueme et sa femme, Marie-Laure, rencontrent un rabbin pour lui montrer leur manière de prier. «%u2009Il nous a dit%u2009: "C'est pas bon%u2009!" Et il est reparti. Un coup dur, et une première leçon%u2009: humilité et persévérance sont de rigueur. Le couple continue de s'appliquer et d'apprendre. Chez eux, les ouvrages en hébreu débordent des bibliothèques. Depuis qu'ils mangent kasher, ils ne dînent plus chez leurs amis et vivent à la manière des juifs orthodoxes. «%u2009Nos voisins musulmans sont très enthousiastes et pacifiques%u2009», explique Denis. Avec les évangélistes, les rapports sont plus difficiles. L'éclosion de cette nouvelle tendance spirituelle serait perçue comme une concurrence. «%u2009Les chrétiens nous accusent d'avoir pris un dieu étranger et nous disent que la kabbale, c'est de la sorcellerie%u2009», témoigne le rabbi Acheï Israël.

Réunion du consistoire des Danites, présidé par Paul Metté (3e en partant de la g.), une ethnie ivoirienne qui déclare descendre des Dan, l'une des 12 tribus d'Israël. © William Daniels
Avraham Tété, le président de l'Union des communautés juives de Côte d'Ivoire, a lui aussi subi le rejet de ses anciens frères d'Église. Il a été jadis un pivot de la communauté évangéliste avant d'être écarté. Longtemps, il a organisé ces pèlerinages en Israël qui donnent l'occasion aux évangélistes de témoigner leur soutien au peuple juif. Son principal relais était Haim Rosenfeld. Ce rabbin originaire de Strasbourg milite pour la reconstruction du deuxième temple, un événement qui, pour les juifs messianiques comme les évangélistes, sera annonciateur de la fin des temps. «%u2009Je l'ai fait venir à Abidjan en%u202F2010. Il a présenté une exposition sur le temple, qui a eu un grand succès.%u2009»
«%u2009On était très ancré dans le christianisme et on a dû tout remettre en cause%u2009»
L'année suivante, Avraham Tété traverse une mauvaise période à cause de la crise politique, la disgrâce des Gbagbo et ses accointances avec l'ancienne première dame, fervente évangéliste. Il va envisager un nouveau départ. Mais ce samedi 4%u202Fjanvier, dans la chaleur accablante de l'après-midi, alors qu'il vient de partager le dernier kiddouch - les repas en prières du jour de shabbat -, il se laisse aller à des confidences. Autour de lui, une partie de ses dix enfants et une poignée de fidèles. Son fils, Poulponan, médecin pédiatre de 29%u202Fans, nous dit avoir vécu la conversion comme un choc. «%u2009On était très ancré dans le christianisme et on a dû tout remettre en cause.%u2009»
Denis Kueme, ancien pratiquant évangélique, suit désormais les rituels juifs. Mais se convertir, dit-il, lui coûterait trop cher. William Daniels / © William Daniels
Leurs amis chrétiens leur ont tourné le dos et les contraintes de la vie kasher les ont isolés. L'association Kulanu leur a distribué du matériel et des livres. «%u2009Mais c'est dur, avoue Avraham, car le judaïsme coûte cher.%u2009» La viande kasher est le plus souvent importée du Maroc et le marché de la cacherout - code alimentaire juif - n'a pas décollé. La restauratrice Florence Yao, qui tient une bonne adresse d'Abidjan, Le Lof, a demandé au rabbinat du Maroc d'obtenir le label kasher, sans succès. «%u2009Il existe bien un restaurant africain kasher à Paris, réagit Tété, pourquoi pas ici%u2009?%u2009»
source : parismatch.com