Sans suspense, Alassane Ouattara devrait être réélu samedi pour un quatrième mandat au terme d'une campagne électorale tendue. Si les entreprises, notamment françaises, louent la solidité de l'une des économies les plus performantes d'Afrique de l'Ouest, le spectre des violences électorales refait surface.
Coucher de soleil sur Abidjan. La skyline, cette ligne d'horizon géométrique formée par les immeubles du quartier des affaires, se pare d'un ciel orange aux teintes rosées. Sur la terrasse d'un hôtel branché du bord de la lagune, on parle en anglais ou en français tout en sirotant des cocktails. Seules la chaleur tropicale et l'humidité ambiante rappellent que nous ne sommes pas sur un rooftop de Manhattan mais sur les rives du golfe de Guinée. Pourtant, 'Babi', comme l'appellent affectueusement ses habitants, se rêverait aussi bien en New York de l'Afrique.
Avec ses plus de 5 millions d'habitants, ses nuits cosmopolites, ses routes à l'asphalte flambant neuf et ses titanesques échangeurs, Abidjan est la deuxième plus grande ville d'Afrique de l'Ouest, derrière la tentaculaire Lagos, au Nigeria, et ses 20 millions d'âmes. A elle seule, la ville concentre 65 % du PIB du pays et fait figure de locomotive dans la région.
En 2013, le FMI prédisait un « deuxième miracle ivoirien », après le boom économique du cacao des années 1960 et 1970. Plus de dix ans plus tard, la prédiction s'est en partie réalisée : avec une croissance soutenue à près de 6,5 % en moyenne entre 2021 et 2024, la Côte d'Ivoire est bien au-dessus de la moyenne régionale de 3,2 %.
Le secteur du BTP dope la croissance du pays
Parmi les principaux partenaires commerciaux du pays : la Chine, le Nigeria et la France, avec qui les échanges ont atteint 2,4 milliards d'euros en 2024. En tout, près de 1.000 sociétés françaises sont installées en Côte d'Ivoire, si on additionne les filiales de groupes tricolores et les entreprises de droit ivoirien fondées par des Français. Un record en Afrique francophone.
« Le secteur privé français est le premier investisseur étranger en Côte d'Ivoire », souligne Arnaud Floris, directeur Afrique pour Bpifrance, rappelant que les Français investissent dans des secteurs aussi diversifiés que la finance, les hydrocarbures ou encore l'hôtellerie. Il faut dire que « Alassane Ouattara est 200 % francophile », ajoute ce fin connaisseur de la région.
Malgré la concurrence féroce des pays émergents, le BTP a notamment le vent en poupe et les Français tirent leur épingle du jeu. « Il est de bon ton de s'extasier devant la qualité des routes la première fois qu'on arrive à Abidjan », sourit une expatriée française installée là depuis quelques années. Bouygues a récemment remporté le chantier de l'extension de l'aéroport international d'Abidjan tandis que sa filiale Colas a empoché le marché de la construction du métro.
Intérêt croissant des pays émergents
« Le gouvernement investit aussi bien dans le privé, avec des immeubles ou des villas, que dans le public, avec la construction d'hôpitaux ou d'universités... Tout ça offre des perspectives intéressantes », juge Olivier Bouin, dont la société Mauvilac opère dans le secteur du bâtiment.
Le port d'Abidjan : à elle seule, la ville concentre 65 % du PIB de la Côte d'Ivoire et fait figure de locomotive dans la région.
Le port d'Abidjan : à elle seule, la ville concentre 65 % du PIB de la Côte d'Ivoire et fait figure de locomotive dans la région.Photo Han Xu/Chine Nouvelle/SIPA
Les patrons français installés sur place et interrogés par « Les Echos » louent à l'unisson le dynamisme du milieu des affaires et la stabilité politique de la Côte d'Ivoire, dans une région où les coups d'Etats et les « mouvements d'humeur » des militaires se sont propagés ces dernières années comme une traînée de poudre.
« Ce qui est hyperimportant, c'est la stabilité. C'est ce que veulent nos clients pour pouvoir penser leurs investissements sur le long terme. Ils veulent être rassurés », juge Grégoire Schwebig, qui dirige AfricaWorks, une solution de bureaux et d'espaces de travail présent à Abidjan et dans plusieurs pays du continent. Et le patron français de citer avec enthousiasme la diversité de sa clientèle : « On a des entreprises asiatiques, des boîtes de Singapour, des groupes agroalimentaires, de l'industrie extractive... Nokia a installé son siège dans nos bureaux ! »
La France, un pilier concurrencé
Même l'Amérique de Donald Trump, pourtant connue pour son dédain, voire son mépris pour le continent africain, a récemment mis une pièce sur la Côte d'Ivoire : un accord a été signé mi-septembre entre Washington et Abidjan pour moderniser le réseau électrique ivoirien. Montant du financement américain : 255 millions d'euros.
Autre signe de l'intérêt croissant pour la Côte d'Ivoire de la part de toute une série de nouveaux acteurs : Les entreprises chinoises installées dans le pays, qui investissent notamment dans les mines d'or ou le BTP, sont elles-mêmes concurrencées par une nouvelle « vague » d'investisseurs turcs, marocains ou indiens. De là à faire également de l'ombre aux entreprises tricolores ?
« En part absolue, il n'y a pas vraiment de baisse du poids de la France sur le marché ivoirien », juge un patron français à la tête d'une grosse compagnie d'assurances. « Mais en part relative, notre présence diminue, c'est clair, parce que le gâteau a grossi et qu'il y a de plus en plus d'acteurs avec des prix très compétitifs. »
L'indéboulonnable Alassane Ouattara
L'incarnation des succès économiques de la Côte d'Ivoire : Alassane Ouattara, son indéboulonnable président. Âgé de 83 ans, il devrait rempiler pour un quatrième mandat lors de l'élection présidentielle du 25 octobre prochain. Ancien économiste du FMI, ce politicien madré règne sur la politique ivoirienne depuis le début des années 2010.
En changeant la Constitution en 2016, il s'est offert la possibilité de dépasser la limite légale de deux mandats consécutifs. Une modification contestée par la rue et l'opposition qui jugent cette nouvelle candidature illégale. Sur les questions sociales, toute une frange de la population s'estime par ailleurs laissée sur le quai par la locomotive ivoirienne.
Loin des immeubles, des routes goudronnées et des milieux d'affaires de « Babi », qui concentre 80 % des activités économiques, toute une partie des Ivoiriens peinent à entrevoir les fruits de la croissance. Certes, le taux d'électrification avoisine les 90 % et des infrastructures flambant neuves ont essaimé un peu partout, mais « le béton ne se mange pas », a-t-on coutume de répéter chez les laissés-pour-compte.
Gbagbo et Thiam écartés du scrutin
Le taux de pauvreté, qui était de 55 % en 2015, est toujours au plus haut, et la question du travail reste au centre des préoccupations. Si le taux de chômage tourne officiellement autour des 2 %, celui des jeunes diplômés monte à 15 %. Le secteur informel, enfin, emploie toujours près de 7 millions de personnes, d'après la Banque mondiale.
Ces derniers jours, plusieurs manifestations de l'opposition ont été interdites ou dispersées brutalement par la police.
Mais face au rouleau compresseur Alassane Ouattara et à son parti, le RHDP, l'opposition peine à exister. Ses principaux champions sont même absents du scrutin : Laurent Gbagbo et Tidjane Thiam, qui auraient fait deux challengers de taille face au président, ont vu leurs candidatures retoquées par le Conseil constitutionnel à la suite de décisions de justice.
Une mise à l'écart qui a du mal à passer et qui a fait monter la tension d'un cran juste avant le vote : ces derniers jours, plusieurs manifestations de l'opposition ont été interdites ou dispersées brutalement par la police et des centaines de manifestants ont été arrêtés. En début de semaine, un gendarme et un jeune homme de 22 ans ont été tués dans le sud du pays.
« Les Champs-Elysées un jour de match de foot »
« Les élections restent un moment sensible dans la vie politique ivoirienne », rappelle une source proche des milieux sécuritaires. Un euphémisme. En 2020, les violences post-électorales avaient fait 85 morts et 484 blessés. Un bilan sanglant, mais bien inférieur à celui de l'élection contestée de 2010-2011, qui avait opposé Laurent Gbagbo et Alassane Ouattara, et fait des milliers de morts.
Cet été, un rapport de l'International Crisis Group jouait les Cassandre en soulignant que depuis 1995, « aucun scrutin présidentiel [n'avait] donné lieu à une alternance pacifique » dans le pays. Pour prévenir d'éventuelles violences en marge de l'élection, le pouvoir a mis en place un important dispositif sécuritaire : plus de 40.000 gendarmes, policiers et militaires ont été déployés sur tout le territoire. De quoi tuer dans l'oeuf toutes velléités contestataires chez les opposants.
« Mais la situation politique en 2025 n'a rien à voir avec celle de 2010-2011 », quand deux armées se faisaient face et que le pays était coupé en deux, rappelle la même source. En effet, pour qui se promène dans les rues d'Abidjan, où fleurissent à chaque coin de rue des affiches aux couleurs d'Alassane Ouattara, la situation semble calme à quelques jours du scrutin, et la capitale paraît mise sous cloche tandis que des foyers de tension s'allument à d'autres endroits du pays.
Les milieux d'affaires se préparent à tout
Dans les états-majors des groupes français, on préfère quand même se préparer au pire. « En cas de pépin, les employés seront exfiltrés dans les hôtels les plus proches de l'aéroport », livre une autre source bien informée et proche des milieux d'affaires. Serge Menye, consultant économique spécialiste de l'Afrique abonde : « les entreprises vont se barricader comme sur les Champs-Elysées un jour de match de foot ! » Des craintes en partie balayées par un autre patron installé là depuis plus de quinze ans : « Les sociétés de sécurité privées crient au loup et forcément ça alimente la peur. »
Lors de la crise électorale de 2010-2011, plusieurs milliers de Français avaient été évacués par les militaires de la force Licorne, basée à Abidjan. En février dernier,cette base militaire française a été rétrocédée à l'armée ivoirienne, sans pour autant signifier une rupture diplomatique avec Paris, comme cela avait été le cas dans d'autres pays du Sahel.
« Notre influence économique était aussi liée à notre présence militaire, et ça rassurait nos investisseurs », juge ce PDG d'une entreprise d'assurances qui préfère témoigner anonymement. « On protégeait Ouatarra, on sécurisait le patron, donc le patron nous était redevable. Il faut voir comment on va être traités maintenant... »
Pierre Favennec (Envoyé spécial à Abidjan)
source : lesechos.fr